Chapitre 20

Alicia : A quoi es-tu en train de penser ?

Allan : Hum ? A rien.

Elle sait que je mens, ses études lui servent bien de ce côté-là.

Nous sommes au café, là où par une circonstance téléguidée nous nous sommes rencontrés. Une serveuse m'apporte mon expresso sans sucre, comme d'habitude, et un capuccino pour elle. Le même refrain se répétant tous les matins avant qu'elle ne parte en cours.

Alicia : Tsss, tu sais très mal mentir, mon vieux.

Allan : Je sais.

Alicia : Alors raconte-moi.

Sourire désarmant, je ne peux que capituler face à elle, ce visage d'ange. Mais pour lui dire quoi ?

Allan : Je me demande juste qui et où sont les autres Alphas. Nous sommes les numéros trois et quatre, ils existent certainement d'autres cas autour de nous. Quelqu'un s'est livré à une expérience, ou alors nous étions une gêne. Ou alors…

Alicia : Alors ?

Allan : Je me demande même si nous sommes vraiment humains.

Pour toute réponse, une douleur survient à ma main gauche. Elle vient de me pincer. Les anges gardiens existent peut-être bien, même s'ils sont assez couards pour ne pas se révéler. Peut-être est-ce mieux ainsi.

Alicia : Arrête de rêver, Allan. Ce n'est pas de la science-fiction, nous sommes vivants, en bonne santé si l'on oublie le fait qu'on n'ait plus de passé. On est des êtres humains.

En bonne santé. Maintenant que j'y pense, je n'ai pas le souvenir d'avoir été une seule fois malade, ni même avoir eu de fractures, brûlures. Même malgré le match d'une heure contre Gekko, je n'ai pas eu de séquelles le lendemain. Gekko… Desmond Gekko. Pourquoi ce nom me touche-t-il autant ?

Allan : Alicia.

Alicia : Oui ?

Allan : Le nom de Desmond Gekko te dit-il quelque chose ?

Alicia : De nom seulement. Il est un homme très influent dans le domaine de la finance, un vrai requin. D'ailleurs ce n'est pas lui que tu as battu récemment ?

Allan : Si.

Alicia : Je n'en sais pas plus. Pourquoi me poses-tu cette question ?

Allan : Je ne suis pas sûr. Je crois que Gekko a fait partie de mon passé. A chaque fois que j'entends ce nom, je ressens de la colère, de la haine à son endroit, sans savoir pourquoi. Si tu ne ressens rien à son propos, alors ce n'est pas lui qui est responsable de mon état.

Alicia : Et s'il n'était pas le seul dans le coup ? Il est peut-être la cause de ce qui nous est arrivé. Enfin à toi. Lui t'a peut-être particulièrement marqué, mais tant que nous n'avons pas de preuves réelles, nous ne pouvons que formuler des hypothèses.

Elle a raison. Nous n'avons rien pour appuyer notre thèse. Quoique…

Allan : As-tu fait des recherches parmi les journaux ? Les faits divers ? Tous les cas d'amnésie connus ces dernières années ?

Alicia : C'est bien la première idée qui m'est venue à l'esprit. Mais rien, pas un cas se dégageant des autres. Comme si tout ce qui concerne les Alphas a été étouffé, effacé, comme notre mémoire. J'ai même rendu visite dans les hôpitaux de Baltimore, et rien, nada.

Je sens pointer en elle ce sentiment de découragement, comme si le monde entier l'écrasait de tout son poids. Je prends sa main, plonge mon regard dans le sien, sèche ses larmes.

Allan : Tu sais ce qu'on dit ? Les méchants commettent toujours des erreurs. Il suffit d'attendre.

Alicia : Parle pour toi ! Ca fait des années que je me bats pour retrouver la mémoire, pour savoir ce qu'on m'a fait ! Je n'ai rencontré que des murs jusqu'à maintenant ! Comment peux-tu garder ton calme !

Allan : Reprends-toi. Tu n'es pas seule. Et puis, aller en cours en pleurant irait à l'encontre de ton image de marque.

Touché, elle sourit de nouveau. Je la préfère comme cela. Un dernier baiser, et je la laisse partir. Je demande la note, la serveuse me répond qu'elle a déjà été réglée. Par qui ? Un homme qu'elle n'avait jamais vu, la quarantaine, cheveux poivre et sel, lunettes noires, grosse moustache sourire dérangeant, manteau sombre. Les anges gardiens existent-ils réellement ?

Je m'en vais du café. Mon téléphone sonne peu après.

Voix : Bonjour Allan.

Allan : Vous avez enfin décidé de révéler votre nom ?

Voix : Bien essayé, mais il est encore trop tôt pour cela. Ne tentez pas de me débusquer, vous pourriez le regretter.

Allan : Une menace ?

Voix : Une mise en garde.

Allan : J'en ai vu d'autres.

Voix : Pas de cette ampleur.

Allan : En fait, vous ne servez à rien.

Voix : Bien au contraire, je peux vous aider, comme je peux vous détruire. J'ai choisi de vous aider. Il vous suffit d'accepter la main que je vous tends, pour votre bien.

Allan : En gros, vous n'êtes pas un ange gardien, mais un marionnettiste. Désolé mais je vais couper les fils.

Je raccroche sans hésitation. Je ne me laisserai pas manipuler ainsi. Je retourne dans ma voiture et repars chez moi.

La police m'attend sur le pas de ma porte.

Policeman : Allan Philip Harmore ?

Allan : Possible.

Policeman : Nous vous arrêtons pour le meurtre du professeur Alberto Fallini.

Allan : Impossible !

Ils m'embarquent de force, je résiste, j'en mets un à terre d'un Point Blank, mais pas assez rapidement pour éviter le coup de matraque à l'arrière du crâne. Le trou noir.


Ils essaient de me cuisiner à toutes les sauces, ils se heurtent à un mur. Et pour cause, je n'ai pas tué cet homme. Je ne sais pas qui c'est, je n'ai jamais vu son visage. Ils me questionnent sur mon tatouage, me montrent des photos du mort. Egorgé comme un porc, du sang partout, ils me montrent tout dans des clichés : le corps, le couteau de chasse cranté laissé sur les lieux du crime, ils me disent que ce sont mes empreintes sur le manche. Impossible, je n'ai jamais vu cette arme auparavant. Ils pointent du doigt mon tatouage sur la main et posent devant moi une photo. Edifiante comme un coup de poing dans la gueule : un tatouage sur l'épaule gauche du mort.

Je grave ce nom et ce dessin dans un coin de mon esprit. Un autre Alpha, ici Alfa en italien, comme l'origine de la victime. Une autre pièce du puzzle. Mais dans la cage où ils me jettent, je ne pourrai rien faire. Je repense au dernier coup de fil. M'a-t-il aidé ? Ou puni ? Ou les deux ? La réponse ne tarde pas : ils me libèrent, toutes les charges sur moi ont été levées. Lavé de tout soupçon. Ils s'excusent, ils font leur boulot. Je ne dis rien, je repars chez moi.


Sueur abondante, vêtements trempés, j'enlève lentement mes bandages de protection aux mains. Un nouveau challenger à mon titre s'est manifesté, j'ai lu dans ses yeux une envie de réussir, il pense avoir déjà gagné. Mais tout ce qu'il a fait, c'est brandir une pâle copie d'un titre, du toc. Et il en est fier. Comment cet homme peut-il croire un instant être un champion crédible alors qu'il a raté une occasion de briller pour une ceinture de rang inférieur ? Par certains aspects, il me rappelle Gekko. Certains aspects seulement. Il n'a pas son étoffe, trop arrogant et hautain pour voir la réalité en face. Il ne fera pas le poids.

On sonne à la porte. J'enfile rapidement un nouveau T-Shirt et j'ouvre.

Shane Day : Bonjour, Alpha

J'aurais dû m'en douter, un champion ne peut pas avoir de moment d'intimité.

Alpha : Bonjour Shane.

Shane Day : Une petite interview pour FWE.com ?

Alpha : Je ne suis pas en état de recevoir.

Shane Day : Pas de problème, ce n'est qu'une interview écrite, sans image.

Alpha : Bien. Je t'écoute.

Shane Day : Au dernier Breakdown, Flow s'est illustré comme le nouveau challenger au titre Heavyweight. Que penses-tu de cette victoire ? Et comment te prépares-tu pour défendre ton titre face à lui à Countdown to Extinction ?

Alpha : Ce que je pense ? Qu'il ne la mérite pas. Tout simplement. Gekko aurait dû être ce contender, mais tout ce qu'a fait Flow, c'est voler son dû. Il n'a rien montré dans le match, il s'est contenter de piquer la place de Gekko. Il a déjà perdu contre Ryan pour le titre International, et il pense pouvoir être champion suprême ? Tout ce qu'il trouve à dire, c'est rappeler mon amnésie. En attendant, l'amnésique reste invaincu, et champion qui plus est. Et Flow ? Qu'a-t-il fait jusqu'à présent ? A part perdre contre Ryan et voler une victoire à Gekko ?

Mais même s'il ne mérite pas d'être contender, les faits sont là, et je me préparerai à l'affrontement comme toujours, contre n'importe qui. Flow veut voir trop haut, je le ferai descendre de son piedestal et ferai ravaler chaque lettre du mot "Legendary" qu'il aime répéter à tout va.

Shane Day : Il a tout de même un sacré palmarès dans d'autres fédérations comme la UCW. Ne le sous-estimes-tu pas ?

Alpha : Il peut avoir acquis toutes les ceintures d'autres fédérations, je m'en contrefiche. La UCW est différente de la FWE. Et ici, nous parlons de la FWE, et uniquement la FWE. A la FWE, il n'a aucun palmarès, au contraire de moi. Et sois certain, Shane, que je verrai Flow comme un contender de plus à mon titre. Et je défendrai ce titre de la même manière, que ce soit Flow, Ryan Tarsal, Desmond Gekko ou même le Pape. Lorsque Flow montrera qu'il mérite vraiment cette ceinture, alors je le considèrerai comme un vrai contender. Mais le chemin sera long pour lui. Il a tout à prouver, et ce ne sont pas les magouilles qui vont me faire changer d'avis le concernant.

Maintenant, si tu veux bien m'excuser, je vais me doucher.

Shane Day : Attends, je n'ai pas fin…

Alpha : Bonne journée, Shane.

Fin de l'interview, je ferme la porte devant son nez. Soupir de soulagement, je déteste les entrevue. Alicia va bientôt revenir, une bonne douche s'impose. Je lui parlerai de cet Alpha mort, peut-être qu'elle en saura plus que moi à ce sujet.