Chapitre 44

"Bonsoir, Allan."

Je ne m'attendais pas à la trouver devant moi, devant l'entrée de ma modeste demeure. En fait, depuis mon départ, et même lorsque j'ai effectué mon retour au Sanctuaire, jamais nous ne nous étions croisés. Pas un rendez-vous, pas une entrevue, pas même un salut fugace. Jusqu'à ce soir d'automne. La brise fait voleter sa longue et fine chevelure brune, dissimulant en partie son visage tantôt sérieux, tantôt mutin. Avec ce je ne sais quoi de mélancolique dans son regard.

Alpha : "Bonsoir."
Eve : "J'ai appris que Prime t'a mis la pression pour que tu sois plus présent dans les médias. Je ne sais pas ce que tu comptes faire, mais j'ai entendu Phil clamer ne pas du tout s'intéresser à "un vieux has been", selon ses termes, en parlant de toi."
Alpha : "Entre."

Le vent commençait à se rafraîchir, et la nuit allait de toute façon tomber. Mais je ne sais pas quoi penser de ces retrouvailles après tout ce temps à s'éviter. Pourquoi maintenant ? Je lui propose le canapé, nous nous asseyons tous les deux.

Eve est une journaliste passionnée par son travail, mais avec une tendance à se laisser un peu trop facilement influencer. Belle, avec un sourire magnifique, compétente également quoique sous-estimée par beaucoup. Je l'aimais bien, il n'y a pas si longtemps. Qu'en est-il maintenant ? Les doutes, les évènements passés ont assurément marqué de leurs viles empreintes mon esprit, dressant des barrières invisibles que je peine à franchir.

Alpha : "Que me vaut ta visite ?"
Eve : "Tu sais que Prime t'a donné un ultimatum. Tu dois te montrer plus régulièrement, t'exposer aux médias. Mais jusqu'à aujourd'hui, tu n'as approché personne. Pas même moi."
Alpha : "Louis et moi avons un match à Endless Nightmare. Prime aime à dire que c'est un test pour moi. Je dois battre Louis de Bellac, et je le ferai."

Je constate qu'elle avait entretemps sorti son carnet afin de prendre des notes. Ce qui ne manque pas d'attirer mon attention sur le carnet.

Alpha : "Es-tu ici pour parler, ou pour faire ton travail ?"
Eve : "Je ne veux pas que tu partes comme un malpropre. En tout cas, pas avant que tu ne m'ais tout raconté, depuis le départ."

Aussi promptement qu'elle l'a sortie, Eve pose son bloc-note sur l'accoudoir du canapé, avant de se placer face à moi, une jambe repliée sur le rembourrage.

Eve : "D'ailleurs, il est vraiment temps que tu me dises tout. Parce que tout ce que j'ai te concernant, ce ne sont que des documents, des vidéos par ci, par là. Mais je n'ai jamais connu ta version de tout ce qui t'es arrivé, et pourquoi cette obsession vis-à-vis de Gekko. Quitte à ne pas faire ce que Prime te demande, fais au moins ça pour moi. Je veux savoir, et surtout, je veux comprendre. Enfin, te comprendre."

C'est donc ça. Je détourne le regard, regardant la fenêtre par nonchalance. Pesant le pour et le contre. M'ouvrir complètement, ou garder les points sensibles pour moi seul. Mon entourage se définit cependant comme quasi nul, et la personne assise devant moi pourrait bien être ma seule chance, mon seul soutien. "Reste" dit cette voix par téléphone.

Eve : "Tu m'écoutes au moins ?"
Alpha : "Si tu as beaucoup de temps devant toi, alors je te raconterai tout. Allons manger quelque part."

Je ne lui laisse pas vraiment le choix, l'ambiance dans cette maison n'était pas propice pour une grosse rétrospective de mes maigres souvenirs. Sortir et s'installer dans un terrain neutre me paraît alors la meilleure solution pour ressasser le bon vieux temps après un long silence.


Non loin du Fleuve Saint-Laurent se trouve un sympathique restaurant appelé Le Chêne Blanc. Je ne me suis pas encore bien familiarisé avec la ville de Montréal, et Baltimore me manque toujours un peu. La faute à quelques bons moments. Mais ce restaurant m'a tapé dans l'oeil par la relative simplicité de l'ambiance qu'il dégage ainsi que la qualité des mets servis. J'invite Eve à s'asseoir la première, et je la suis.

Nous n'avions pas prononcé un mot pendant tout le trajet, et je sentais bien qu'il y a un malaise. Un mal-être dont elle ne voulais pas expliquer. Plusieurs fois, je lui jetais quelques petits regards, mais elle ne réagissait pas. Je sentais même qu'elle essayait de les éviter.

Après avoir commandé nos plats, je lui sers un verre de Chardonnay, très léger. Eve me dévisage, elle semble attendre une ouverture. Chose que je finis par faire, un peu à contrecoeur.

Alpha : "T'es-tu déjà demandée à un moment ce que tu faisais là ? Si tu étais bien ancrée dans la société, que tu y avais bien ta place ?"
Eve : "Pas que je sache. J'ai un boulot qui me plaît, une bonne place. Non, je crois que je ne me suis jamais posée la question."

La réponse que j'attendais.

Alpha : "Alors il faudra que tu te mettes en situation. Imagine que tu te réveilles à l'intérieur d'une loge comme il y en a au Sanctuaire. Sauf que tu n'as aucune espèce d'idée d'où tu te trouves. Ton esprit, à ce moment-là cherche en vain un raisonnement, une réponse. Sauf qu'elle ne viendra jamais, car tu n'as aucune foutue idée de comment tu as atterri là. Et pire encore, tu te rends compte que tu ne sais pas du tout qui tu es. Comme si ta mémoire a été complètement vidée de toute ton histoire et ton identité. A cet instant, c'est comme si tu naissais, découvrant un environnement inconnu. Alors tu cherches autour de toi n'importe quoi te permettant d'en apprendre un peu plus sur ta situation. Un sac de sport, des tenues de lutte, un miroir et un casier contenant des papiers d'identité et des clés de toutes sortes. Allan Philip Harmore, né à Baltimore le 29 août 1961. ID, permis de conduire, clés de voiture et d'appartement, absolument tout y était. Mais le plus étrange, ce ne sont pas toutes ces informations à foison qui m'interpellent et me rendent aussi méfiant. Mais surtout le fait qu'au fond de moi, j'avais la certitude que ces informations, ce nom, cette date, cette voiture, cet appartement, tout cela n'étaient pas vraiment moi. Je ne peux pas me l'expliquer, comme je ne peux pas m'expliquer la facilité que j'ai de lutter, de porter des prises, de m'entraîner. Comme si c'était inné, par automatisme. C'est ainsi que j'ai débuté dans le milieu de la lutte professionnelle, à la FWE. Comme ça, sans explications, avec juste un contrat à mon nom servi sur un plateau. Et rien d'autre. Enfin si, ceci."

Je dévoile alors, sous un des gants que je porte toujours, un tatouage sur le revers de sa main droite.

Alpha : "Il était encore rouge, signe qu'il avait été fait quelques heures auparavant. Et de la pommade était à disposition dans le sac. Evidemment, aucun souvenir de qui m'a fait ça, et où. Les mauvaises langues pourraient dire que c'était suite à une bonne grosse cuite, mais il n'en est rien. Je n'avais pas les symptômes de l'abus d'alcool, pas de migraine, pas de bouche pâteuse, rien de tout ça. Je me suis décidé à partir et faire un tour en ville. Peut-être allais-je trouver de quoi me rappeler. Au lieu de cela, je tombe sur une bande de voyous agressant une jeune femme. Ils voulaient m'intimider, je restais de marbre. Ils voulaient me menacer de me planter, je leur ai dit d'essayer. Ils ont tenté le coup, ils se sont retrouvés bien vite par terre, comptant fleurette au pays des songes. Cela s'est passé aussi rapidement que je te le dis. Par pur automatisme, je les ai maîtrisé. Comme si j'avais fait ça toute ma vie. J'ai laissé la femme partir, j'ai continué mon chemin."

Je marque une pause, les plats viennent d'être apportés à notre table. Eve reste silencieuse, mais son regard me laisse à penser que j'ai toute son attention. Quelques bouchées et une gorgée plus tard, je continue mon histoire.

Alpha : "Je découvre une ville, Baltimore. Une maison et une voiture que je vois pour la première fois. Et j'ai tout de suite adoré la conduire, passer les vitesse, pied au plancher, cette sensation de filer comme un bolide. Là encore, la conduire était instinctive, innée. Mais la vitesse ne m'a pas fait poser de questions contrairement à la bagarre d'avant. Au bout d'un moment, un policier me demande de m'arrêter sur le bas côté. Tu te doutes de la raison pour laquelle il était intervenu. Alors que je lui avais fourni tous les papiers, il avait voulu noter le numéro de plaque de la voiture. Là encore, instinctivement, je lui ai appliqué une prise de sommeil et suis reparti comme si de rien n'était. Le lendemain, des policiers étaient venus chez moi, m'avaient menotté et amené au poste pour répondre de cette agression. Alors que je pensais avoir droit à quelques nuit au trou, ils m'ont libéré aussitôt après un coup de fil qu'ils avaient reçu. Aucune idée de qui avait passé cet appel, mais cela avait nettement influencé la disposition des policiers à mon égard. Alors je suis reparti."
Eve : "Comme ça ? Et les autorités ne s'étaient pas posés de questions ?"
Alpha : "Pas à voix haute, en tout cas. Ni en ma présence."

Plus je racontais mes aventures, plus mon esprit voguait au coeur de mon passé récent. Ce que je suis en train de manger, je n'y fais plus attention.

Alpha : "Bref, quelqu'un veillait sur moi, au loin. Je n'y avais plus prêté attention, cela ne servait de toute façon à rien de chercher cette personne, les policiers n'allaient en aucune manière m'aider après ce que j'avais fait à l'un d'eux. Alors j'ai commencé à vivre une sorte de nouvelle vie, à m'investir à ce travail que je ne connaissais pas mais que j'appréciais de plus en plus. Les matchs s'enchaînaient à la FWE, et à chaque fois, je ressortais vainqueur. Je ne cherchais pas spécialement la gloire ou la reconnaissance, juste faire mon travail, et pourtant ma réputation dans ce milieu commençait à prendre de l'ampleur, en l'associant au Point Blank, un coup que je porte souvent pour finir un match et qui correspond à mon style de lutte. Tous mes adversaires étaient tombés sous ce coup, personne n'avaient jusqu'alors réussi à y résister, ni même à le voir venir pour l'esquiver."
Eve : "Je connais ton palmarès à la FWE, j'ai déjà vu ton parcours."
Alpha : "Mais pas les coulisses. C'était autre chose qu'à la SoW. Ils me faisaient confiance, et je le leur rendais bien. Mais les interviews ont toujours été quelque chose que j'évite autant que faire se peut. Ma place était sur un ring ou dans une salle d'entraînement à paufiner ma technique, pas à déblatérer des propos sur mes adversaires. Je n'en voyais pas l'intérêt puisque je les affrontais sur le ring. Pourtant, bien vite, un lutteur en particulier avait attiré mon attention. Et son visage m'avait tout de suite donné une sensation viscérale de lui administrer un coup de poing dans la face. Chaque fois que je le vois, ou que j'entends son nom, quelque chose en moi le haïssait indéniablement, et je ne savais pas pourquoi. Je ne le sais toujours pas à l'heure actuelle. Il y avait quelque chose, une sorte de lien, de connexion entre ce type et moi. Et lui, il en jouait. Mais j'ai vu dans son regard que ce n'était pas qu'un jeu d'esprits, il s'intéressait vraiment à moi, il cherchait aussi quelque chose. Comme s'il me connaissait déjà."
Eve : "Gekko."
Alpha : "Oui. Gekko. Desmond Gekko."

Et l'évocation de son nom, toujours, ravive en moi les plus bas instincts, chose que j'étouffe bien vite. Eve a dû le voir dans mon regard car elle pose simplement une main sur la mienne un instant, un geste fait pour me calmer. Un hochement de tête de ma part lui signifiant que j'ai repris tout mon contrôle et sa main s'éloigne.

Alpha : "Je n'ai jamais beaucoup dormi depuis le premier jour. Enfin... le premier jour de cette vie. Pour compenser, je cours, je m'occupe ou j'entame des recherches sur mes adversaires du moment. Mon nom était en lice dans un tournoi pour couronner le premier champion mondial de la FWE. Nous étions huit à y participer, et l'un de ces noms était Desmond Gekko. Le destin avait semble-t-il choisi de nous confronter mais de toute la durée du tournoi, je n'ai jamais pu le croiser. Je restais invaincu, et je passais les différentes phases sans vraiment de difficultés jusqu'en finale. Gekko faisait de même, et en secret s'était préparé dés le début à notre affrontement, avant même le début du tournoi. Il voulait me battre, s'imposer comme le meilleur de nous deux. Il voulait montrer que, comme dans les affaires, il était supérieur aux autres. Il s'était entraîné de telle sorte de pouvoir contrer le Point Blank et au fil des jours, cela avait porté ses fruits : à notre dernière confrontation avant notre match au pay-per-view, il a réussi à tenir debout quelques instants après avoir balancé ce coup, avant de chûter comme les autres."

Sans vraiment s'en rendre compte, j'ai presque fini mon plat. Eve n'a pas vraiment touché au sien. Tout juste quelques bouchées par ci par là. Elle s'abreuvait surtout d'un autre type d'aliment à en voir son regard concentré.

Alpha : "Et pendant ce temps, je recevais par colis un téléphone portable. Aucun numéro enregistré et aucune information sur l'expéditeur. Fait étrange, j'ai signé instinctivement le reçu du même symbôle gravé sur le dos de ma main, un alpha grec suivi d'un 4. Pourtant, la vie continue, rien de bien concret jusqu'à la finale à Elite of Wrestling. Le match entre Gekko et moi. Tout le monde suivant la FWE l'attendait, lutteurs comme spectateurs, car non seulement s'issue désignera le premier champion majeur de la FWE, mais aussi qui de Gekko et moi sortira vainqueur. En fait, plus que le titre, ils attendaient un dénouement. Sauf qu'en moi, je savais pertinemment que cela n'allait pas s'arrêter à la fin de ce match. Notre rivalité ne tournait pas autour du titre. Lui voulait me dominer, m'écraser de tout son poids. Je voulais qu'il m'apporte des réponses, qu'il me dise pourquoi je le hais tant. Pourquoi, surtout, j'ai l'impression de le connaître bien avant notre première rencontre."
Eve : "Un Iron Man match d'une heure qui avait été qualifié par tous comme un Match of the year. On sentait tout le long de ce match que vous vouliez vous battre. On ressentait à chacun de vos coups et prises toute l'animosité que vous aviez cumulée. Et personne, jusqu'à la fin, ne savait qui allait l'emporter."
Alpha : "Et pourtant je l'ai fait. Même s'il avait réussi par trois fois à résister à mon Point Blank, j'avais réussi. J'avais gagné. J'étais champion de la FWE. Depuis ce jour, tout s'était accéléré. Du statut d'un homme sans identité et sans passé, je me retrouvais propulsé au statut de célébrité et de champion, avec un nom, un titre, une notoriété. C'était soudain, trop peut-être pour m'en rendre compte moi-même. Mais je n'ai au final pas eu ce que je voulais : des réponses. Et il me fallait désormais gérer Gekko autant que les autres lutteurs qui voulaient ma ceinture. J'étais toujours invaincu, et allait le rester jusqu'à la fin de la FWE. Même Gekko n'a pu réussir à me battre à nouveau un mois plus tard."

Je constate qu'Eve n'avait toujours pas fini, et qu'elle ne comptait pas continuer à manger son plat.

Alpha : "Tu n'as pas faim ?"
Eve : "Ne t'inquiètes pas pour moi, j'ai juste un petit appétit dernièrement. Continue."
Alpha : "Bon. Le lendemain de ma victoire, j'étais passé à mon petit café habituel, commander et déguster mon petit expresso. C'est là que tout s'est également accéléré hors de la fédération. C'est là que j'ai rencontré Alicia. Au départ, j'ai manqué de la bousculer alors que je sortais du café. J'allais continuer mon chemin lorsque j'ai reçu un coup de fil. D'un mec que je ne connaissais pas. Un homme qui sait qui je suis mais n'a jamais voulu me le dévoiler. C'est cet homme qui avait passé un coup de fil au commissariat de police. Et c'est lui qui m'a orienté vers cette jeune femme croisée plus tôt, sans me donner plus de précision. J'ai fini par suivre ce conseil et fais connaissance avec Alicia. Elle m'a révélée être frappée de la même amnésie que moi. Elle arbore aussi le même tatouage, à ceci près que le chiffre était un 3 au lieu d'un 4. Autre chose étrange, les premières lettres de nos noms et prénoms composent le mot Alpha. Allan Philip Harmore... Alicia Phallens. Un nouveau jeu de pistes débutait, mais au moins je n'étais plus seul. J'avais enfin quelqu'un qui me comprenait et qui partageait le même fardeau."
Eve : "Elle n'était pas cinglée quand tu l'as connue au départ ?"
Alpha : "Non. Au contraire, elle avait suivi des études de psychologie. Elle voulait comprendre cet état et tout le comportement qui allait avec. Nous En avions profité pour partager tout ce que nous savions au sujet de ces Alphas dont nous faisons partie. J'en ai profité pour demander si elle connaissait Gekko, mais ce n'était pas le cas. Enfin si, juste de réputation, rien de plus. En fait, rien sur les Alpha n'avait filtré dans les médias. Comme si quelqu'un s'était démené pour dissimuler toute cette affaire. Puis j'ai eu un deuxième coup de fil de ce mystérieux mécène. Il se fait nommer Monsieur A. et me dit entre autres qu'il a choisi de m'aider alors qu'il pouvait aussi me détruire aussi facilement. J'en avais marre de ces cachotteries alors je lui ai raccroché au nez. Et un instant plus tard, j'ai été à nouveau arrêté par les flics. Cette fois, on m'avait accusé d'un meurtre. Je croyais à un piège, et tout m'accablait, notamment des empreintes m'appartenant sur le manche d'un couteau de chasse qui avait servi à couper la gorge de la victime. En fin de compte, une photo du corps m'avait permis de comprendre que cet ange gardien m'avait donné une piste : la victime était aussi un Alpha. Le premier qui plus est, son chiffre était 1. Son nom : Alberto Fallini. "alfa", qui signifie Alpha en italien. Et comme par magie, ils me relâchaient et toutes les charges contre moi avaient été levées. Comme ça.
Eve : "Je ne comprends pas pourquoi ils l'ont fait. Tes empreintes étaient sur l'arme du crime."

Je la sens inquiète, je la rassure comme je peux.

Alpha : "Je ne l'ai pas tué. Mais je comprends que tu aies un doute. J'en ai eu également. Après tout, ma mémoire m'a été volée, je pouvais être n'importe qui, même un tueur. Mais je ne voulais pas croire à cela. Un nouveau coup de fil de Monsieur A. m'indique une adresse à aller visiter. Il me dit aussi de faire attention, car probablement je suis en danger. Il m'informe que je trouverai un Alpha, sans m'en dire plus. Avec Alicia, nous y sommes allés. Je toquais à la porte, personne ne répondait, mais elle n'était pas verrouillée. Avec Alicia, on sentait qu'il y avait anguille sous roche, alors nous avions décidé d'entrer. L'homme était philosophe, en tout cas je l'avais déduit du fait qu'il collectionnait les oeuvres de ce genre. Probablement un moyen qu'il avait trouvé pour chercher à comprendre son état. Mais nous avions rencontré un autre cadavre, la gorge tranchée, attaché à une chaise. Il était le deuxième Alpha à en croire son chiffre tatoué. Le corps était encore suffisamment chaud pour penser que le meurtre avait été perpétré il y a moins d'une heure. Le couteau de chasse était présent, lui aussi, mais l'odeur de gaz m'avait poussé à réagir. J'ai vite pris Alicia et nous avions pu sortir à temps avant que la maison explose. Le piège s'était une fois encore refermé sur moi alors que la police m'avait une fois encore arrêté."
Eve : "En fait, tu es un hors-la-loi."

Par cette vanne, Eve essayait d'alléger l'atmosphère, mais je ne suis pas dupe. Elle se met à douter de moi, de qui je suis, ou j'étais. Comment ne pas la comprendre ?

Alpha : "J'étais interrogé par la même personne qui m'avait coffrée pour le précédent meurtre. Il était baraqué, chauve, et empreint d'une redoutable détermination. Un de ces superflics trop droits pour monter dans la hiérarchie, et qui écoutait ses convictions plus que les ordres des ses supérieurs. Ma mâchoire se souvient encore de ses coups de poings. Il était hargneux, et rien ne pouvait le détourner de ses idées. Malheureusement, il a dû me relâcher, à cause d'un coup de fil. Encore. Mais cette fois, j'étais sûr qu'il allait me coller aux basques en permanence, de près ou de loin, afin de me mettre au trou pour de bon. Le nom de la victime faisait référence à l'Alpha, mais ça, je m'en suis douté. Adam L. Pharmansky, il s'appelait. De là, je commençais à voir de plus en plus de détails comme autant de pistes. Monsieur A., avec un A comme Alpha. Allister, le directeur de la FWE, avec un A comme Alpha. Sans Alicia, je croyais vraiment devenir fou."
Eve : "J'avais entendu parler de ce meurtre. Mais pour une raison que j'ignore, aucun détail n'avait filtré, et cette affaire est depuis tombée dans l'oubli. D'ailleurs, ce n'était pas à ce moment là que tu étais entré à la SoW pour la première fois ?"
Alpha : "Exact. La FWE, la ACW et la SoW avaient amorcé une fusion, et la SoW en était le siège principal. Mon contrat à la FWE avait été pour ainsi dire racheté par le Sanctuaire. J'avais donc repris en marge de mon enquête la lutte, et une fois encore, je restais invaincu. Et une fois encore, je retrouvais Gekko sur mon chemin. Il avait avoué sa haine envers moi. Cette haine était réciproque, mais contrairement à lui qui en avait toutes les raisons du monde, je ne pouvais expliquer cette sensation malsaine. C'était viscéral, mais sans aucune cause, juste son nom, sa silhouette, son regard. Lui, le personnage, tout simplement. Je restais persuadé qu'il était la clé ouvrant la prison de ma mémoire. Je crois que je le suis encore aujourd'hui. Une fois encore, l'affrontement était inévitable. Lui avait au préalable remporté le titre mondial de la ACW, et j'avais encore le titre majeur de la FWE en possession. L'actuel champion de la SoW était Methodcobra, et il avait été décidé d'unifier les trois ceintures dans un match à Blood of Champions. Pourtant, je n'étais pas focalisé sur ce match. Loin de là. Je me préoccupais d'Alicia. Elle était la numéro 3. Et en toute logique, la suivante sur la liste du tueur d'Alphas. Et je serai le prochain. Je ne dormais plus que très peu, tout devenait fade, même le goût de l'expresso. Je ne pensais qu'à sa sécurité."

Une fois encore, et malgré l'inquiétude qu'elle avait vis-à-vis de moi, Eve vient caresser ma main pour tenter de me rassurer. je lui adresse un léger sourire, mais l'envie n'y était pas, les souvenirs avait refait surface aussi brutalement qu'un coup de poing dans la face.

Alpha : "Là encore, une fédération avait fermé. Blood of Champions IV était le clap final de l'existence du Sanctuaire. La tentative de fusion avait échoué. Et j'avais perdu. Vaincu pour la première fois. Gekko avait gagné, faisant le tombé final sur moi après avoir résisté à mon Point Blank. Il avait enfin pris le dessus sur moi, et je n'arrivais plus à m'en relever. C'était le début de la déchéance, le début d'une longue errance. Et avec Alicia, nous étions devenus des cibles. Alors nous avions pris la route jusqu'en Kronosie ou nous travaillions pendant un certain temps à la FGB. Mais rien de concluant. L'inspecteur - il s'appelait Issac Burns - avait rendu sa plaque pour pouvoir se focaliser sur moi, et ainsi avoir toute liberté de rendre ma vie un véritable enfer afin de me faire craquer. Et Monsieur A. n'a plus jamais donné signe de vie. Plus de coup de fil de sa part. Nous étions vraiment seuls. Mais le pire restait à venir."
Eve : "Tu es revenu à la SoW, mais cette fois, tu étais seul et Alicia te poursuivait. Elle était dangereuse."
Alpha : "Et pour cause. Depuis le début, elle m'avait menti et manipulé. Car depuis le début, le tueur d'Alphas, c'était elle. Isaac était présent lorsqu'elle avait tenté de me tuer. C'est grâce à lui que j'ai pu m'en sortir, de justesse. Ironique quand on pense que l'ancien inspecteur voulait à tout prix me faire porter le chapeau. Depuis, il est mon nouvel ange gardien, il tente lors de son temps libre de m'aider à recoller les morceaux et arrêter Alicia dans sa folie."
Eve : "Je sais, j'en ai fait les frais."
Alpha : "J'en suis désolé."
Eve : "Ce n'était pas ta faute. Elle était seule responsable, parce qu'elle était encore amoureuse de toi malgré son envie de te tuer, et qu'elle était jalouse de moi parce qu'on s'appréciait."
Alpha : "Cela aurait pu être évité. Je ne l'ai pas fait."

Celle-là, je ne l'ai pas vue venir, mais cela a le mérite de remettre mes idées en place. Jolie gifle.

Eve : "Arrête ! Je suis une grande fille, et j'ai choisi de continuer à te voir. Cette fille, je n'en avais rien à faire, et qu'importe ce qu'elle aurait pu m'infliger. Tu n'as plus à subir le passé maintenant qu'elle n'est plus là ! Tu n'as plus rien à craindre maintenant qu'elle est morte !"

Elle voulait partir prendre l'air. Et cette fois, c'est moi qui ai pris sa main. Je la regarde droit dans les yeux, sans un mot Eve se calme peu à peu.

Eve : "C'est fini tout ça, Allan. Tu as maintenant de quoi vivre une nouvelle vie. Une vraie vie. Tu n'es plus traqué, ni par les flics, ni par elle. Tu es libre, Allan. libre ! Et tu as l'occasion de montrer qui tu es ce lundi, devant tout le monde. Un combattant ! Un vainqueur ! Pense à tout ce que tu as construit à la FWE, ce que tu as apporté ! Il n'y a pas une infinité d'Alphas pouvant mettre à terre n'importe qui d'un seul coup de poing. Il n'y en a qu'un et il est en face de moi. Tu ES Alpha ! Alicia n'est plus de ce monde, et tu as rayé Gekko de la liste des obstacles. Jusqu'à maintenant, chercher à retrouvé ta mémoire ne t'a apporté que des ennuis, et nui a beaucoup de monde. Oublie cette quête qui te détruit à petit feu ! Oublie une fois pour toute cette idée fixe et regarde devant toi ! Arrête de suivre les fils qu'on te tire, arrête de te laisser manipuler ou influencer ! C'est TA vie ! Ta VIE, merde !"

Le ton est suffisamment fort pour que les voisins de tablée se retournent vers nous. Ce qui a pour effet immédiat de faire taire Eve. Un regard vers eux, et ils reprennent leurs occupations premières. Je fais signe à la serveuse d'apporter l'addition, en plus de deux cafés.

Eve : "Je suis désolée, Allan. C'est que... ma vie n'est pas très rose dernièrement."
Alpha : "Je sais."
Eve : "TU..."

Elle allait encore exploser, mais se ravise aussitôt. Ses yeux trahissent cependant une certaine colère.

Eve : "Et tu n'es pas venu me voir ?"
Alpha : "Non. Je ne voulais pas ajouter mes propres soucis aux tiens. Même si elle est morte, je n'ai toujours pas réussi à oublier l'image de femme aimante qu'elle était. Je suppose que le temps fera son oeuvre."
Eve : "Mouais."

Ma main, de nouveau, se saisit de la sienne. Rien d'intime dans ce geste, mais je voulais lui faire comprendre qu'elle peut à nouveau compter sur moi.

Alpha : "Tu as mal vécu ta rupture avec Sex Bomb."
Eve : "Si on peut appeler ça une relation... Je ne sais plus quoi penser en fait. Je n'étais qu'un bouche-trou, au sens propre comme au figuré. Et même s'il m'avait prévenu de son comportement envers moi, je voulais croire à un changement, au sérieux de notre relation."
Alpha : "Mais il avait quelqu'un d'autre en tête depuis le départ."
Eve : "Pétale, oui. Ca l'obsédait depuis quelques temps, et je le sentais dans son regard fuyant, dans ses gestes de tous les jours. Il n'osait même plus me regarder dans les yeux. Je ne parle même pas quand nous étions ensemble au lit. Le pire, c'est que Pétale s'était rapprochée de moi, genre bonnes amies, complices entre autres choses. Et depuis qu'ils se sont déclarés, plus de nouvelles, pas une visite. Cela n'aide pas vraiment à penser que tu vaux mieux que d'être un mouchoir qu'on jette après usage."
Alpha : "Je comprends mieux la scène que tu m'as faite tout à l'heure."
Eve : "Je sais ce que tu vas dire, Allan."
Alpha : "Je n'ai aucune intention de le dire. Tu connais déjà mon point de vue."
Eve : "Je sais. Et j'aurais dû t'écouter à ce moment-là. Mais tu es ensuite parti."

Un sourcil froncé de ma part, et la jeune femme rectifie tout de suite ses propos.

Eve : "Je ne t'accuse pas d'être responsable de ce qui m'est arrivé avec lui. C'est moi, la seule fautive. J'ai été stupide sur ce coup-là."
Alpha : "Pas stupide. Amoureuse. Tu pensais avoir fait le bon choix, celui du coeur. Et je suis loin d'être celui qui te jugera pour ça."

Elle tente un sourire, sans s'en convaincre elle-même. Je pose une liasse de billets sur la corbeille contenant la note.

Alpha : "C'est moi qui régale."
Eve : "Merci."
Alpha : "Je te ramène chez toi."


Arrivés au parking, nous entrons dans la voiture. J'allume le moteur, et un sourire se dessine alors que j'entends le doux vrombissement des puissants chevaux. Eve reste silencieuse pendant une partie de la soirée. Je n'étais de toute façon pas des plus bavards lorsqu'il s'agissait d'entamer un sujet de discussion. Elle se met enfin à farfouiller dans son sac, pour en sortir son bloc-note et un stylo.

Alpha : "Sérieusement ? Une interview maintenant ?"
Eve : "Pourquoi pas ? Ca nous permettra de penser à autre chose. Et puis tu es toujours de meilleure disposition lorsque tu es au volant de ta Mustang."

Elle marque un point. Je me rends de nouveau compte à quel point on peut sous-estimer son sens de l'observation et sa faculté d'adaptation.

Eve : "Et puis, cela te permettra d'honorer ton contrat passé avec Prime."

Eve 2, Alpha 0. Après un soupir, je consens à satisfaire à sa demande.

Alpha : "Je t'écoute."
Eve : "A Endless Nightmare, tu vas affronter Louis de Bellac, un lutteur fraîchement signé à la SoW. Tu l'as déjà croisé deux fois, il t'a même battu une fois. Et depuis, les victoires se succèdent pour lui. Est-ce que tu penses pouvoir le battre ?"
Alpha : "Oui."
Eve : "Allan..."

Je sais, je sais. Développe, Allan. Explique donc aux gens qui vont lire cette entrevue.

Alpha : "J'ai entendu dire qu'il critiquait mon amnésie et mon âge avancé. C'est le problème avec tous les lutteurs qui me rencontrent ou qui me voient pour la première fois. Il ne voit qu'un homme en fin de vie - enfin façon de parler -, donc ils pensent que je mes réflexes sont plus émoussés, que ma vision est moins bonne que celle d'un jeune homme. Pourtant, j'ai battu ces mêmes jeunes lutteurs, de la même manière. Point Blank. Un, deux, trois. Je suis ressorti vainqueur d'un Iron Man match d'une heure. Moi, un vieil homme. Comment puis-je respecter mon adversaire s'il ne voit que mon apparence ? C'est une première erreur qui peut causer une défaite à mon adversaire, quel qu'il soit. Et personne n'a pu anticiper mon Point Blank. Personne n'a pu s'en relever à part un seul homme. Et encore, cet homme a dû s'entraîner jour et nuit et s'isoler dans le seul but de contrer le Point Blank. Et cette personne a désormais pris le chemin de l'hôpital avec ses deux associés. Ils étaient pourtant trois contre un seul homme, vieux qui plus est. Pas mal pour un ancêtre ?"
Eve : "Louis de Bellac n'en reste pas moins un lutteur de talent qui a tapé dans l'oeil de notre cher General Manager, Allan."
Alpha : "Je ne dis pas le contraire. Mais en pensant pouvoir me battre simplement parce que je suis vieux témoigne de se jeunesse et de son inexpérience en matière de lutte. Il me sous-estime, et c'est là sa deuxième erreur qui le fera perdre. J'ai vu certains de ses matchs, et je sais qu'il est bon. je ferai alors comme dans tous mes matchs, j'étudierai ses mouvements, son comportement au sein du ring. Tout dans le match n'est pas qu'une question de voltige ou de technique. Il est aussi question d'analyse du jeu, de sens de l'observation, afin de pouvoir agir au bon moment, de contrer ses prises et frappes. Je sais encaisser les coups, c'est ce qui me permet de prendre le temps de voir venir, puis réagir efficacement. Il s'agit là de l'éternel comparaison entre la fougue de la jeunesse et l'expérience de l'âge. De ce que j'en crois sur mon adversaire, l'expérience l'emporte."
Eve : "Tu ne penses donc pas qu'il puisse l'emporter à Endless Nightmare."
Alpha : "Non. Pas au PPV. Mais il ressortira quelque chose dans ce match qui lui servira pour nos prochaines confrontation. C'est ça l'expérience. C'est ça qui lui permettra de mûrir et de performer plus efficament. Il est encore jeune, il a le temps de parfaire sa technique et sa vision du match. Et ça, je ne m'en fais pas pour lui. Maintenant, est-ce que Prime lui accordera toujours sa confiance après une défaite au PPV, lui qui compte sur Louis pour montrer qu'il a raison ? Rien n'est moins sûr, et ce sera un coup dur pour le General Manager, en plus d'une pression supplémentaire pour son protégé. Mais que Louis ne s'inquiète pas : a Endless Nightmare, il aura droit à un match de toute une vie, je lui en donne ma parole."

Eve referme son carnet après avoir pris les dernières notes. Et voilà ce que j'espérais voir depuis le moment où elle est venue chez moi : un sourire, sincère et magnifique. Finalement, l'interview est un exercice qui peut avoir ses avantages, surtout s'il est mené par une journaliste comme Eve.

Eve : "C'était si difficile que ça ?"
Alpha : "Non. Mais comme tu l'as si bien dit tout à l'heure : j'étais en bonne condition au volant."

Une tape sur l'épaule vaut tous les mots du monde. Mais au moins, la tension était redescendue entre nous, et je ne peux qu'apprécier cela. Quelque chose, pourtant, continue encore et encore de m'empêcher d'aller plus loin. Un visage familier au milieu de mes souvenirs.

Seul le temps pourra gommer cette image de ma tête. Je jette un dernier regard vers la journaliste qui semble prise de fatigue alors que ses paupières s'alourdissent. Je continue ma route jusqu'à chez elle, en silence, avec une douce musique en fond et le ronronnement du moteur.